Tronches de vie (épisode 1)

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Son intérieur était pareil à ses intérieurs : défraîchi. Un buffet usé comme son cœur, des coussins fatigués comme ses poumons, des bouquets de fleurs aussi secs que ses entrailles. Pourtant chaque matin Ginette sortait de sa triste bicoque promener son vieux croisé caniche dans sa poussette pour chien. Elle laissait marcher Kiki le temps qu’il fasse ses besoins et ramassait consciencieusement l’étron quotidien, avec l’un de ces petits sachets mis à disposition par la mairie dans des distributeurs. Puis elle reposait délicatement Kiki dans son berceau à roulettes et continuait son chemin. Elle longeait toujours le bord de mer, c était ça l’avantage de vivre à l’année dans la petite station balnéaire, on avait l’impression d’être en vacances, comme les autres, même si on n’avait pas les moyens de partir.

Ginette croisait presque tous les jours un drôle de bonhomme sur sa bicyclette. Il devait être à peu près dans ses âges, la « soixante dizaine ». En toutes saisons Gérard portait un short en toile bleu marine, une chemise blanche bien repassée et des mocassins marron impeccablement cirés. Son apparence soignée jurait avec son attitude,  car il insultait grossièrement toutes les personnes qu’il rencontrait, et en particulier ceux qui avaient l’outrecuidance de le doubler à vélo. Un « sale con » voilà de quoi on aurait pu qualifier Gérard.

Pourtant, il n’avait jamais cherché de noises à Ginette, il l’ignorait tout simplement. Peut-être parce qu’elle ressemblait à une mendigote, peut-être parce qu’elle n’était qu’une « bonne femme » jamais son regard ni ses jurons ne se portaient sur elle.

Ginette se demandait d’où il sortait et pourquoi il avait l’air si désagréable. Un matin, elle avait assisté à une vilaine scène sur la promenade ; Gérard avait interpellé un autre cycliste qui venait de le doubler en lui demandant très poliment : « Pardon, Monsieur sauriez-vous par hasard où se trouve le Syndicat d’Initiative ? »

Le quarantenaire tout de nylon fluorescent vêtu, s’était arrêté brusquement au risque de tomber de sa monture, pour renseigner Gérard : «  Oui, Monsieur, à environ 400 mètres en ligne droite, vous ne pouvez pas le manquer, c’est un bâtiment rouge » Sans même attendre la fin de sa phrase, Gérard avait redémarré en trombe et en hurlant : « Connard, abruti, salopard, personne  me double, moi !! »

Ginette avait failli intervenir, mais sa timidité l’avait emporté, et elle avait passé son chemin en réfléchissant : A partir du premier avril, et ce n’était pas une blague, elle entamerait sa période maigre, elle ne mangerait que des patates bouillies pendant deux mois afin de s’offrir sa sortie annuelle au restaurant début juin.

Le goût fadasse des tubercules serait compensé par le menu de rêve que Ginette dégusterait aux beaux jours : certainement des langoustines en entrée, puis un dos de cabillaud accompagné d’une fricassée de poivrons, et pour finir, un Colonel, la célèbre coupe glacée à la vodka, le tout accompagné d’un petit entre-deux-mers ! Soixante-quinze centilitres pour elle toute seule ? Non, elle savait que le patron proposait des demi bouteilles pour les personnes seules, et dieu sait s’il y en avait hors saison, dans la petite station balnéaire.

Elle arrivait presque au bout de la promenade, la tète remplie de toutes ces pensées, quand Kiki se mit à aboyer comme un fou, dressé sur ses pattes arrières dans sa poussette ; et pour cause… les deux frères Pernaud et leur petit bouledogue français se profilaient. Kiki détestait ce prétentieux Jonas des Issambres avec son museau aplati, son corps saucissonné et sa queue tire-bouchonnée. Ginette, elle, était plutôt amusée par ces deux vieux jumeaux à casquettes à carreaux qui vivaient ensemble depuis toujours. Il parait qu’à la trentaine, ils avaient envisagé un double mariage avec des jumelles de Rochefort, Delphine et Solange. Malheureusement toutes deux étaient éprises de Firmin, beaucoup plus rigolo que son frère Fernand. Alors, ils avaient préféré renoncer aux filles pour ne pas briser leur amour fraternel. Plus tard, ils avaient appris qu’elles étaient parties courir le monde avec une troupe de forains.

A TRES BIENTOT POUR LA SUITE ET FIN !!

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