Le départ de Pierre

J’avais prévu ce séjour Poitevin des mois auparavant pour signer la vente, chez le notaire, d’une vieille bicoque que je possédais dans le même village que mes parents. Mais quelques jours avant la date,  la signature avait été repoussée, acheteur covidé.

Je m’étais longuement interrogé : maintenir ce déplacement pour rendre visite à mes vieux parents, ou bien annuler … Non, y aller quand-même ; faire mon devoir ; passer trois jours pénibles de non-dits, de regards pesants et de reproches dans la maison de mon enfance, rien que pour me dire après : C’est fait, je suis tranquille au moins pour six mois, maintenant. 

Ensuite, j’avais hésité entre la voiture et le train ; le TGV, moins cher maintenant avec la Carte Senior. Une Carte Senior… J’étais le vieil enfant de très vieux parents, mais toujours aussi terrorisé.

Non, j’irais en voiture, comme ça, une fois là-bas je pourrais prétexter des courses ou des visites aux cousins pour m’échapper, ne serait-ce que quelques heures de la demeure parentale ; sinon je serais bouclé, bloqué, incarcéré, à leur merci pendant trois longs jours : trois petits déjeuners à la chicorée moisie, trois déjeuners sur la nappe amidonnée face à leurs quatre yeux perçants, trois diners devant les informations régionales. Impossible, insupportable, insurmontable.

Je montai donc dans ma Renault 12, ne fis pas le plein à Paris pour ne pas être tenté de faire demi tour ; je prendrais de l’essence sur l’autoroute quand je serais au moins à cent kilomètres de la capitale.

Le temps était franchement désagréable, grisâtre avec des bourrasques violentes et des averses surprenantes. Ma vieille guimbarde tremblait comme une feuille à chaque fois qu’un poids lourd la dépassait, et les essuie-glaces fatigués peinaient à balayer les gouttes de pluie cinglantes sur le pare-brise. Je devais vraiment me concentrer pour conduire au son de l’autoradio qui ne parlait que de Covid, de guerre et des déprimantes élections. Je commençais à avoir très mal à la tête ; toutes les conditions d’un accident étaient réunies.

Mais après tout, si c’était ça la solution ? Plus de contraintes, plus de reproches, plus de sales moments à passer. Juste le néant…

Je décidai pourtant de m’arrêter sur la prochaine aire de repos, ou bien, était-ce ma voiture qui en avait pris l’initiative? Elle semblait soulagée de réduire sa vitesse en empruntant ce biais, ce chemin de traverse.

Un moment d’accalmie dans la tourmente et  l’hostilité.

L’aire était pourtant banale, impersonnelle et aseptisée, mais elle m’apparut comme une oasis.

Après avoir donné à boire à ma vaillante auto, je me garai, et c’est au moment où j’allais entrer dans le magasin autoroutier que je le vis, accroupi près de la porte de la cafétéria.

Il devait avoir la soixantaine, comme moi. A ses pieds, un croisé griffon somnolait. L’homme était vêtu d’un jean trop grand et d’un coupe-vent usé ; il portait la barbe, une barbe blanche de vieux loup de mer ; sa chevelure aussi était blanche, uniformément, pas comme la mienne où le brun avait encore le dessus. C’était un chat maigre, aride, buriné par les vents contraires. Ses yeux bleus délavés regardaient dans le vague, vers un avenir qu’on devinait océanique car dans ses mains sèches et brunes il serrait cet écriteau en carton :

ARCACHON

*

Quinze ans ont passé depuis ce voyage tourmenté. Je ne suis jamais retourné à Paris, et une seule fois à Poitiers, pour enfin vendre ma bicoque. Avec l’argent, j’ai acheté cette cabane de pêcheurs. Pour lui et moi.

Aujourd’hui, j’ai  les cheveux et la barbe aussi blancs que Jacques les avait. A un gros clou, son vieux coupe-vent est arrimé, et je le porte à chaque promenade venteuse que je fais dans les dunes avec le chien Jim. Sur l’unique étagère, entre deux coquilles d’huitres, trône toujours l’écriteau délavé : ARCACHON

15 commentaires sur “Le départ de Pierre

  1. Une belle écriture, une construction de texte qui parle au lecteur, en ce sens qu’elle peut lui faire écho. La chute est poignante tout comme la description des interminables repas insipides chez les parents de très vieilles personnes 🙂

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