
La villa était pleine à craquer. Catherine, ma femme, en avait invité trop : trop d’enfants, trop de famille, trop d’amis, trop de connaissances… Il avait même fallu céder notre belle chambre bleue avec balcon aux Kleber, parce que : Gontran et Marie-Bérangère méritent ce qu’il y a de mieux ! Dixit Catherine. Alors on avait dû migrer vers le chambron violet qui jouxte les toilettes et où on est réveillés vingt fois par nuit à cause de la chasse d’eau.
On n’était que le 12 juillet et les pique-assiettes avaient pris leurs quartiers chez nous jusqu’au 30. J’avais besoin d’un break, au plus tôt :
-Catherine, je suis désolé mais je dois aller au bureau demain pour la journée. Monsieur Cruchon, le client infernal dont je t’ai déjà parlé, veut absolument finaliser son dossier de prêt avant le 14.
-Mais enfin, Paul, pense aux enfants, pense à nos chers amis, pense à moi, pense aux KLEBER !! Qui va aller chercher les croissants, qui va s’occuper des courses, de l’apéritif, du barbecue, de la vaisselle, du ménage et du rangement ??
-Mais ce n’est que pour une journée, chérie, je pars demain à 7 heures pour Cognac et je suis de retour à 23 heures au plus tard. Demande à Marie-Bérangère de t’aider pour les tâches ménagères, je suis sûr qu’elle sera ravie de te rendre ce service.
-A Marie-Bérangère !! ??
-Tu m’as bien entendu. Ah, oui, j’emmène Grattou avec moi, ce chien est vraiment trop gras, j’en profiterai pour passer chez le véto pour qu’il lui prescrive un régime de choc.
-Bon, bon, puisque je vois que ta décision est prise…
-Oui, mais sache que ça me contrarie vraiment. Si tu crois que j’ai envie d’aller transpirer dans l’intérieur des terres par cette canicule, alors qu’ici l’air marin est si rafraichissant…
Le lendemain matin, ravi de mon astucieux mensonge, je prends ma mallette d’ordinateur et y glisse mon caleçon de bain, l’écuelle du chien, une bouteille d’eau et une bière. J’attache sa laisse au collier de Grattou, quitte la chambre-placard violette et la villa endormie. Je démarre la Twingo, sors du jardin pour aller me garer trois cent mètres plus loin, rue des Mésanges. Là, j’ouvre la portière et je respire enfin!
Je vais passer une journée clandestine de rêve sans quitter le secteur de ma maison d’été.
Grattou fait une drôle de tête ; d’habitude quand il s’installe dans la voiture, c’est pour un bon moment, mais là, à peine deux minutes et il doit déjà secouer ses bourrelets de chien gâté pour descendre.
-Allez, Grattou, bouge-toi un peu, on va faire une super ballade, rien que toi et moi en longeant toutes les plages de Saint Georges à Pontaillac, tu auras même droit à une petite thalasso si tu marches bien !
Nous rejoignons la promenade rose bordée de tamaris. Elle épouse parfaitement la Grande Conche qui n’a rien à envier à la Baie des Anges de Nice. Tout au bout, la ville de Royan et sa majestueuse église de béton en forme de navire.
Nous croisons très peu de monde à part quelques pauvres maris, esclaves des temps modernes comme moi, partis chercher les croissants pour leur famille avide. Mais aujourd’hui, je ne suis pas un esclave, moi, je suis maitre de ma journée, je peux faire exactement ce que je veux : pas de portable, pas de Catherine, pas de Kleber, juste le soleil levant, l’océan, Grattou et moi.
Petit à petit, le littoral s’éveille. Quelques grands-parents avec leurs petits-enfants flanqués de seaux, de pelles, d’épuisettes et de bouées empruntent les escaliers abrupts qui mènent à la Grand Plage.
Plusieurs grappes de joggeuses boudinées, soucieuses d’éliminer les croissants dévorés au petit déjeuner, courent mollement sur la promenade rose. Ah, la promenade rose… Petit, je l’appelais « le rose » tout simplement ; depuis ils ont fait des travaux pour éliminer les crevasses, unifier le ciment, et « le rose » est plus ocre que rose aujourd’hui. Lorsque j’étais enfant, je faisais cette balade tous les jours avec mon cousin Louis, ma tante Bérénice et Laurence notre petite voisine. Ma tante avait le culte de la minceur et nous emmenait marcher pour se motiver elle-même. Elle transformait ce parcours en jeu, se faisant passer pour un capitaine d’infanterie, et nous, ses subordonnés : Allez, sergent QQQ, du nerf, avancez plus vite, vous et vos pattes de grelet ! C’était Laurence, le sergent QQQ ! Je l’ai totalement perdue de vue celle-là ; si ça se trouve, ses fameuses « pattes de grelet » ont fait d’elle un mannequin depuis, car elle était très mignonne Laurence !
Déjà midi ! On va s’arrêter sur un banc face à la plage du Bureau, ha ha ha, finalement je n’ai pas menti, je suis bien au bureau !
-Tiens, Grattou, une petite écuelle d’eau pour toi, tu l’as bien méritée, et moi ma bière, méritée aussi !
Ohlala, il y en a qui sont vraiment sans complexes sur le sable, si la tante Bérénice voyait ça, elle se retournerait dans sa tombe ! On met un maillot de bain une pièce quand on a un ventre comme ça, pas un bikini ! N’est-ce pas Grattou ? Et les tatouages distendus par les chairs pendantes, qu’est-ce que c’est moche ! Heureusement, il y a quelques sylphides bronzées pour remonter le niveau esthétique. Tante Bérénice était superbe, elle aussi et tellement drôle ! Elle s’amusait à nous envoyer à vélo, nous les enfants, mettre des petits mots dans les boites aux lettres des villas du quartier : « Je suis jeune, je suis libre, je suis belle, retrouvez-moi ce soir à vingt deux heures précises devant le casino de Pontaillac, vous porterez un œillet à la boutonnière et moi, une robe rouge et des escarpins »
Le soir, elle se rendait bien devant le casino avec sa copine Francine, mais habillée d’un jean et d’un chemisier, juste pour voir la gueule qu’ils avaient, et se marrer ! Et oui, c’était les années 70… qui ferait ça aujourd’hui ?
« Le rose » … Je crois que c’est la promenade que je connais le mieux. Combien de fois l’ai-je empruntée à pied, en patins à roulette ou à bicyclette ? Avec ma mère, mes copains, mes amoureuses, avec Catherine et mes beaux-parents (moins drôle ça, beaucoup moins drôle) Aussi avec les KLEBER qui trouvent que le bleu de l’océan est moins beau que celui de la Méditerranée… et bien qu’ils y retournent, à Nice !
-Allez Grattou, on continue !
Terminées les étendues de sable démesurées depuis le Bureau, mais des petites criques, des plages intimistes, Foncillon, le Chay, le Pigeonnier. Baignées de soleil et d’atlantique, ce sont de véritables mini paradis ; pourquoi voyager au bout de monde, alors qu’ici tout est parfait ?
Aujourd’hui j’aurai largement dépassé le quota des dix mille pas journaliers conseillés par l’OMS ; je n’ai pas mon portable pour vérifier, mais je le sens dans mes mollets, Grattou doit le sentir lui aussi. C’est curieux, les chiens n’ont pas vraiment de mollets, les chats non plus d’ailleurs… Catherine, elle a des mollets de coq. Quand on était fiancés, je trouvais ça élégant, maintenant je trouve que ça fait sec. Catherine est sèche. D’ailleurs, elle s’entend de mieux en mieux avec Marie-Bérangère, c’est pas bon signe… Quand j’étais petit, Belo, ma nounou, elle avait le mollet dodu. Poilu et dodu ; je me souviens encore de la sensation de ses mollets collés aux miens sur la banquette arrière quand on partait pour Royan dans la Simca de ma mère. Pour moi, les grandes vacances seront toujours associées au picotement des mollets dodus de Belo. Elle était pas sèche, Belo, elle était rondouillarde et généreuse ; elle me préparait des bons pains au chocolat pour goûter sur la plage après la folie des grosses vagues. Avec elle aussi, je me suis promené toute mon enfance sur « le rose »
Déjà le soir et je n’ai encore rien mangé…Tante Bérénice serait fière de moi ! Et puis, c’est pas grave, je me suis gavé de littoral ! Je ne me suis même pas baigné… c’est pas grave, j’ai plongé dans mes souvenirs et mes pensées.
-Allez, Grattou, on rentre ! On va leur raconter à Catherine et aux autres, le bureau, Monsieur Cruchon et son dossier bouclé, le véto et ses croquettes miracles, la canicule loin de la mer et le plaisir de les retrouver… Avance, Grattou, du nerf ! Maintenant on va marcher sous le soleil couchant.
Oh la la!!! Quand il veut tromper, le mari trompe, même si ce n’est qu’un échappatoire!!!
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Hello M-H
Elles sont tellement criantes de vérités tes histoires inventées 😆
Bon ça finit bien pour ce pauv’ Paul !
Il aurait bien pu se casser le nez sur Gontran obligé d’aller chercher les croissants 😆
Belo et Grattou me plaisent beaucoup !
Un peu imprévoyant, Paul 🙄 A sa place, je me serais acheté un énorme super bon sandwich que j’aurais fait goûter à Grattou 😆
Ta petite histoire me fait du bien, c’est un rayon de soleil dans la grisaille lyonnaise.
Bonne semaine
Gros bisous
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Bonjour Soene et merci pour tes compliments sur cette histoire que j’ai eu beaucoup de plaisir à écrire; vive l’été !!
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J’ai du retard chez toi, dans mes lectures, M-H 😳
Et pourtant je suis fan de tes narrations 😉
Bises
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Tu es vraiment sympa Soene! Merci !
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Je t’assure que je dis ce que je pense, M-H 😆
Bises
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Je le sais. Gros bisous !
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Comme quoi, le chien, en vous entraînant hors de chez vous,
vous laisse la bride sur le cou pour donner libre cours au
déploiement de souvenirs cocasses et autres considérations facétieuses…
Et le chien, à quoi pense-t-il ?
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Bonne question Rizzie ! Surement à un beau gros os à moelle 😉 Merci pour ta lecture !
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