Tronches de vie (épisode 2 et fin)

La fin du mois de mai et la fin des haricots, heu… des patates à l’eau arrivèrent assez vite. Ginette avait réservé sa table au restaurant Beau Rivage pour le dimanche 3 juin à midi :

« –La petite table près de la baie vitrée comme chaque année, s’il vous plait, Monsieur Dany…

– Entendu Madame Ginette, et une petite écuelle sous la table pour Kiki !

-Merci Monsieur Dany, nous serons là à midi pile »

Contre toute attente, il pleuvait le dimanche 3 juin. Tant pis, nous nous couvrirons ! dit Ginette à Kiki, et elle décrocha du porte- manteaux un vieux ciré rouge pour elle, et le même en miniature pour son chien chien.

Ils étaient les premiers au restaurant, et c’est ce qu’aimait Ginette, le spectacle de voir arriver les autres clients les uns après les autres, comme au théâtre (où elle n’avait jamais mis les pieds) Imaginer leurs vies, reconnaitre certaines têtes, deviner la nationalité des touristes quand il y en avait.

Un premier couple arriva, la trentaine, trempé, rigolard. Sous leurs basquets à la mode, deux belles flaques que Josiane, l’une des serveuses du Beau Rivage s’empressa de faire disparaitre avec sa *since grisâtre. Ginette se dit qu’elle, n’avait jamais connu cela, même à l’âge de ces jeunes gens, cette complicité, ce bonheur… Pourquoi ?

Puis, la salle se remplit peu à peu, le soleil était revenu ; c’était surtout des gens de l’intérieur des terres, mais pas loin, trente kilomètres au plus, elle l’entendait à leur accent de la campagne à couper au couteau. Ils venaient juste pour la journée, endimanchés de la tête aux pieds, ça les changeait un peu de la ferme… voir la mer, la plage, se faire servir et chouchouter le temps d’un repas…

Seule la table à coté de Ginette demeurait inoccupée, avec un petit écriteau « réservé » posé prés du verre à vin.

Ginette commanda exactement ce qu’elle avait prévu de manger depuis le mois d’avril, à part le vin blanc qu’elle remplaça par du rouge à cause de ses aigreurs d’estomac.

C’est au moment où elle s’apprêtait à mordre dans sa deuxième langoustine qu’il arriva. Le sale bonhomme de la promenade.

A la table juste à coté.

« –     Grrr…  Rugit Kiki

Chuuuut  Souffla Ginette

 Rhhhh Grogna Gérard

Et pour Monsieur, ça sera ? Demanda Monsieur Dany, le patron

Le pot-au-feu ! à condition que j’aie l’os à moëlle et que les carottes ne soient pas trop cuites !

Très bien, Monsieur, et pour la boisson ?

Un litron de Pisse-Dru !

Le bonhomme avait l’air aussi revêche que les autres jours ; même au restaurant il ne semblait pas pouvoir se détendre. Il regardait les gens avec une moue renfrognée et commença à pester contre la lenteur du service seulement cinq minutes après avoir passé commande. Heureusement le pain et le vin arrivèrent vite, et il put commencer à assouvir sa faim et sa soif, ce qui calma sa mauvaise humeur. Puis le pot-au-feu fut servi. C’était un plat gargantuesque garni de navets, de pommes de terre, de carottes, de poireaux, de céleri, de paleron, plats de côte, gite, queue de bœuf, et, au centre, trônant comme le suzerain de tous ces ingrédients vassaux : l’os à moëlle, énorme et dégoulinant d’un épais jus gourmand.

A l’arrivée du plat, Kiki, resté jusqu’alors à peu près sage sous la table de Ginette, commença à s’exciter comme un chien renifleur, et c’est au moment précis où Gérard, les yeux exorbités par la gloutonnerie, s’apprêtait à planter sa fourchette dans le paleron de bœuf, que le chien, oubliant ses rhumatismes, sauta sur les genoux du bonhomme et chaparda l’os à moëlle à même son assiette !!

Ginette fit semblant d’être horrifiée et se confondit en excuses face à un Gérard vert de rage à la chemise brune de sauce ! Mais, en son fort intérieur elle était très fière et pensa : Quelle vitalité mon Kiki, un vrai chien de cirque…

De son plus beau sourire, elle invita Gérard à quitter sa table dévastée et à s’asseoir à la sienne pour le dessert :

Pour nous faire pardonner, Kiki et moi vous offrons un Colonel, vous verrez, ce dessert vous fera voir la vie du bon côté !

Totalement dérouté par le sourire légèrement édenté et l’invitation de Ginette, Gérard prit place face à la dame et oublia sa rage qui fondit comme une glace au citron dans un océan de Vodka.  

Finalement, le bonhomme n’était pas si désagréable, juste un peu aigri par la solitude, c’était tout…Ils parlèrent de leurs vies dans la petite station balnéaire, de leurs maisonnettes dont ils découvrirent qu’elles n’étaient qu’à un kilomètre l’une de l’autre, de la promenade et de ses habitués…

Depuis ce jour, Ginette et Gérard réservent chaque dimanche la petite table près de la baie vitrée au restaurant Beau Rivage, et Monsieur Dany offre toujours à Kiki un bel os à moelle que le vieux chien ronge gentiment aux pieds des deux amoureux !

* Serpillère en charentais

FIN

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20 commentaires sur “Tronches de vie (épisode 2 et fin)

  1. Rôôôh, trop trognon (de pomme) et si (filet)mignon !!merci pour cette fin toute douce qui ne laisse pas le lecteur sur sa faim 🙂
    quoi que ? et qu’est-ce qu’ils font le lundimardimerdredijeudivendredisamedi qui précéde les dimanches, hein ? il a renoncé à ses promenades de ronchon ? et elle ? et le chien ? raconte !!!!

    Aimé par 1 personne

  2. Chaque dimanche au lieu d’une fois par an ! va s’empâter Ginette ! 😀
    Happy End donc, ça fait du bien.
    En marseillais, la serpillière c’est « la pièce ». On dit « passer la pièce »
    En Belge, la « Loque à relocter », ou la « wassingue »

    Merci de tes récits !

    Aimé par 2 personnes

    1. Oui, c’est rigolo qu’un objet aussi insignifiant que la serpillère ait tant de « traductions » selon les régions de France, je crois qu’il y a aussi « la vadrouille », « la loque » Qui dit mieux ? Merci pour ton commentaire, Gibulène.

      Aimé par 1 personne

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