Le trio du lac

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Thème: écrire à la suite de l’incipit du roman Summer de Monica Sabolo:

« Dans mes rêves, il y a toujours le lac. L’été où c’est arrivé, cet été dont rien n’a marqué ma mémoire, ou juste quelques images, comme des photographies nettes et brillantes, pendant ce mois de juillet où nos vies ont changé pour toujours… »

Je n’y suis jamais retournée puisque tu ne pouvais plus y être, mais qu’elle, y serait peut-être encore, sous une forme ou sous une autre, retenue par les algues ondulantes comme des cheveux de sirènes.
C’était l’été 1980, et nous avions tous eu notre bac, Coline, toi Nardo, et moi. Nos projets étaient très différents, tu voulais intégrer une école de commerce à Bordeaux pour plus tard reprendre la pisciculture de ton père dans notre petite ville, tout près du lac. Coline rêvait d’ailleurs, de faire le tour du monde … et moi de Paris et de la Comédie Française.
Apres l’été nous savions que nous ne nous reverrions plus, ou très peu.
J’ai connu Coline bien avant toi, en classe de sixième. Le jour de la rentrée, on s’était tout de suite repérées, peut-être parce que nous étions toutes deux très timides, incapables même de nous dire bonjour. Heureusement l’appel de la prof principale nous avait révélé nos prénoms : Coline et Lina, un duo comme une évidence ; jusqu’à ce qu’on te rencontre, Nardo. Ça, c’était au début de la terminale. Tu avais débarqué avec tes parents dans notre petite ville, ton père avait racheté la pisciculture de Monsieur Tranier, devenu trop âgé. Les autres filles de la classe ne te trouvaient pas particulièrement séduisant, mais Coline et moi, si. Et toi, tu nous aimais bien, autant l’une que l’autre semblait-il. Ainsi, après le duo parfait, il y eut le trio parfait : Coline, Lina et Nardo.
On révisait, on allait au cinéma tous les trois, on restait ensemble dans la cour ; tous les autres nous enviaient : les solitaires, les couples et même les bandes parce que nous, on n’avait pas de chef, on était tous les trois à égalité, on ne se disputait jamais et on ne s’ennuyait jamais.
Puis vinrent les résultats du bac, brillants pour nous trois. Plus rien à faire qu’aller au lac, tous les jours et tous les trois.
La première fois que j’ai vu que tu avais une préférence pour elle, c’est quand tu m’as tourné le dos, pendant notre pique-nique ; vous parliez d’un album de Lou Reed que vous aviez adoré et que je n’avais pas encore écouté. J’étais exclue. Alors, allongée sur le ventre, j’ai fait semblant de m’appliquer à bronzer, mais je pleurais.
Et puis, il y a eu cette leçon de crawl, j’en voudrai toujours à mon père de me l’avoir appris à l’âge de 12 ans. Bien sûr, Coline ne savait pas le nager et toi, tu lui as montré. Vous restiez des heures dans l’eau et moi, je n’osais même plus vous rejoindre. Je lisais sur ma serviette sans retenir un mot de mon roman.
Alors je me suis mise à la détester, ses cuisses marbrées par le froid quand vous sortiez enfin du lac, ses lèvres tremblantes, son ricanement niais. Tout en elle me révulsait, elle, mon amie de cœur depuis plus de six ans…
Le mercredi 17 juillet, pour la première fois, tu n’as pas pu venir au lac. Ton père voulait t’initier à la comptabilité de la pisciculture ; alors, j’ai proposé à Coline qu’on y aille quand même toutes les deux, et elle a dit oui. Cela faisait des années qu’on ne s’était pas retrouvées en duo, sans toi. J’avais préparé un succulent casse-croûte et aussi une bouteille de vodka. J’ai été très gentille avec elle, lui remémorant des anecdotes de nos années collège, quand nous ne te connaissions pas encore… Mais elle, désinhibée par l’alcool n’avait qu’une seule envie : me parler de toi, de ton corps, de ton humour, de son amour pour toi :
– Ce n’est plus seulement de l’amitié, entre nous, Lina, tu as dû le remarquer…
– Oui, et je suis très contente pour vous !
– Ah, tu me rassures, j’avais un peu peur que …
– Non, non. Houlala,  qu’est ce qu’il fait chaud, tu ne trouves pas ? Si on allait se baigner ? Je peux t’apprendre la nage papillon si tu veux ?
– Oh oui ! Nardo sera tellement surpris demain quand je lui montrerai ça !
– Ok, alors allons-y !
Moi, je n’avais pas bu une seule gorgée de vodka, juste trempé mes lèvres pour donner le change.
Arrivées à l’endroit du lac où les algues ondulent comme les cheveux des sirènes, j’ai appuyé sur sa tête, appuyé, appuyé aussi fort que j’ai pu et ce sont les algues aquatiques qui ont achevé le travail en enserrant sa nuque et en l’entraînant vers les profondeurs.
Après, tout est allé très vite, j’ai couru jusque chez toi. Ton père était parti en ville, tu étais seul dans son bureau, j’ai crié :
-Nardo ! Vite ! File au lac, à l’endroit habituel, Coline est en train de piquer une crise de nerfs parce que tu n’es pas là, je crois qu’elle a trop bu, je ne sais plus quoi faire, elle est hystérique !
Tu es parti comme une flèche sans même un regard pour moi. Alors, j’ai décroché le téléphone sur le bureau de ton père, j’ai appelé les gendarmes et j’ai hurlé :
– Vite, venez au Lac Emeraude, Nardo Rodriguez vient de noyer mon amie Coline Rameau.

Une fois sur les lieux du crime, toi encore dans l’eau, moi sur la berge, les gendarmes ont gobé toute ma version : ton amour pour moi, la jalousie maladive de Coline, son harcèlement vis-à-vis de toi, tes nerfs à bout…
Pourquoi m’ont-ils cru plutôt que toi ? On ne le saura jamais… peut-être à cause de mes talents de comédienne, de mon père sous-préfet ou de mes origines franco françaises, contrairement à toi Nardo Rodriguez.
Depuis ce jour, tu croupis en prison, mon amour, et c’est très bien comme ça. Tes parents sont morts de chagrin et la pisciculture a été reprise par un jeune couple de Périgueux. Moi, je suis devenue comédienne comme je le souhaitais et je fais une très belle carrière.
Quand vient le mois de juillet, je pars en vacances au bord de l’eau et chaque jour je nage aussi loin que mes forces peuvent me porter, mais je ne me baigne plus jamais en eau douce, je préfère l’océan.

MH

14 commentaires sur “Le trio du lac

  1. Bonjour Marie-Hélène, j’envoie mon commentaire sut le site et sur ton mail, car je ne sais pas si ça aboutira sur le site (avec ma connexion..).

    J’’aime ce texte, on est tout de suite dans le bain si je puis dire. On y retrouve nos classiques, bachotage souvenir même pas écorché, arrivée de l’intrus, etc. L’ascension est bien menée, la chute inattendue et tendue. Bravo à la comédienne, c’était vraiment une vocation. Joelle

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    Aimé par 1 personne

  2. Oh la la! Quelle cruauté! C’est le confinement qui mène à de telles idées??? Mais, il faut admettre tout de même que c’est très bien écrit et le tension monte, monte!

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    Aimé par 1 personne

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