La tigresse de l’immeuble

ravisseuse

 

La brave concierge avec son chat sur les genoux, ses odeurs de potage, ses ragots, son tricot et son éternelle envie de rendre service, c’est pas moi !
Je m’appelle Belette, j’ai vingt-cinq ans, je porte des slims et des talons hauts, je déteste les chats et j’en ai rien à faire que le cochon du quatrième couche avec Madame Boulard, la femme du docteur du rez-de-chaussée.
Si je suis là, c’est parce qu’avec mon diplôme d’esthéticienne, j’ai pas trouvé autre chose, et qu’un logement de fonction en plein cœur du quinzième, c’est pas négligeable.
L’autre jour, la Colbèque est venue toquer à ma loge. D’habitude, j’ouvre jamais parce que je supporte pas qu’on me dérange quand je regarde Sex and the city ; mais là, j’attendais mes escarpins de chez Zalando et j’ai cru que c’était le livreur.

– Dites donc, Belette, vous avez vu l’état du hall ? Vous n’allez pas me faire croire que vous avez passé la serpillière ce matin ?
– Bé si, j’l’ai passée ! Mais Nini, la coiffeuse qui perd ses cheveux, est rentrée juste après avec Bouclette, son caniche qui perd ses poils !
– Ah bon ? Pourtant ce sont des miettes que j’ai vu traîner moi …
– Ah ! ça, c’est le petit dernier des Boulard. Il a tellement peur de se perdre en rentrant de l’école, qu’il laisse des miettes comme le Petit Poucet, j’vais quand même pas balayer pour traumatiser le pauvre gosse, déjà que sa mère couche avec le cochon du quatrième …
Là, elle a plus su quoi répondre, la Colbèque. Faut dire qu’elle m’a jamais grillée quand je mange mes cookies en faisant le hall. Merde, quoi, faut bien que je prenne des forces, moi !
Je lui ai claqué la porte au nez et j’ai repris le vernissage de mes orteils avec la super nuance vert pomme qu’ils font chez Monop. Le vieux prof du cinquième, celui qui collectionne des p’tites bêtes épinglées, il kif trop mon vernis. L’autre jour, il m’a dit : Mademoiselle Belette, vos ongles de pieds sont semblables à des ailes de mante religieuse… Moi, j’ai pas trop su quoi penser et puis comme j’ai vu qu’il avait le sourire niais du mec amoureux, j’ai compris que c’était un compliment. Du coup, je mets plus que ce vernis parce que le vieux, il touche une sacrée bonne retraite, à ce qu’il parait, et comme il doit plus en avoir pour longtemps, ça pourrait être une super combine pour moi. Bien sûr, il faudrait que je passe à la casserole de temps en temps, mais bon … Et puis si ça se trouve… même pas ! Il est tellement vieux… on dirait l’arrière grand-père de ma grand-mère !

………………

Ce matin j’ai décidé d’agir. A huit heures, j’étais déjà au top : slim noir en cuir, sandales à talons, petit haut en dentelle du même vert que mes ongles, raffinement max, quoi ! J’ai commencé à faire mon hall dès la demie pour pas louper le vieux quand il va acheter son tabac. Mais justement il est pas descendu.
Heureusement, j’ai vu pas mal d’autres trucs intéressants : la Colbèque en déshabillé noir à pois rouges entrain de tirer l’oreille du p’tit Boulard à cause de MES miettes: Mais c’est pas moi, M’dame, j’mange jamais de gâteaux, j’suis diabétique !
Le cochon du quatrième entrain de mettre une main aux fesses de Nini la coiffeuse et se faire mordre le mollet par son chien Bouclette.
Et Madame Boulard sortant de chez elle comme une furie (à tous les coups, elle espionnait par son œilleton) et gifler le cochon sur les deux joues …dingue !
Le mec du quatrième, il était rouge comme mon soutif, il m’a demandé : Vous auriez pas du désinfectant pour ma jambe et des glaçons pour ma figure ? Alors je lui ai répondu : Les cochons d’appartement ça va se faire soigner chez le véto, pas chez la concierge !
Du coup, il a filé. Il a jamais rien tenté avec moi, même quand je passe l’aspi sur son palier…je crois qu’il a un peu peur mais je suis sûre qu’il me mate par son œilleton, j’entends sa respiration derrière la porte à chaque fois.
Et puis, le Docteur Boulard est revenu de son cabinet vers dix heures (je le vois jamais partir parce qu’il y va hyper tôt, avant huit heures.)

-Votre journée est déjà finie, Docteur ?
-Non, mais j’ai une consultation à domicile dans notre immeuble, Belette, c’est Monsieur Scribard, le vieux professeur du cinquième, il n’est pas bien du tout…
– Ah ! c’est pour ça … Pas bien du tout ? Déjà ? Bé j’ai intérêt à faire vite, moi !
– Que voulez-vous dire Belette ?
-Heu, rien d’important, Docteur, faut que je me dépêche de finir mon hall, des fois que le vieux professeur aurait besoin que je lui fasse ses courses.
-En effet, Belette, en effet, je vous tiendrai au courant, je monte le voir.
Moi, je suis retournée à ma loge, le hall, il avait jamais été aussi propre et ça me disait rien de m’attaquer aux paliers des cinq étages. Tout ce que je voulais faire, c’était penser à mon avenir d’héritière devant un bon café.

………………

Au bout d’une demi-heure, le Docteur Boulard a toqué :
– C’est le cœur, Belette, il ne doit faire aucun effort et bien sûr, plus de tabac. Je vous confie son ordonnance, vous lui monterez ses médicaments avec ses provisions, voici sa liste. Il ne voulait pas que je vous demande ce service, de peur de vous déranger, mais je lui ai dit que vous le feriez avec plaisir.
– Ca marche, Docteur. Alors c’est le cœur… Pauvre vieux… Je veillerai à ce qu’il reste bien au calme.
– Merci Belette. Et au fait, avez-vous vu passer mon épouse ce matin ? Elle devait être au presbytère à neuf heures pour aider Monsieur le curé à préparer les jeunes communiants, j’espère qu’elle n’a pas oublié…
– Heu non… heu… si je l’ai vue, oui, tôt ce matin, elle avait l’air bien remontée… enfin je veux dire…en pleine forme !
– Ah très bien, merci Belette, bonne fin de journée.

Et dire que j’avais couvert cette salope de mère Boulard, j’étais vraiment trop bonne, j’aurais mérité la légion d’honneur des concierges ! Mais bon, les honneurs c’était pas vraiment mon truc, ce qui comptait, c’était le fric et je savais que j’en aurais bientôt plein les poches.

………………

J’étais montée jusqu’au cinquième par l’escalier (l’ascenseur ça me fait flipper)
Sur le palier, ça sentait bizarre, un mélange de formol et d’acide.
– Toc, toc, toc, c’est Belette, je vous apporte vos médicaments et vos provisions !
– Oh, c’est vous chère Mademoiselle Belette, mais entrez donc, c’est ouvert…
Il était dans son fauteuil, face à une grande table couverte de livres, de classeurs et de boites.
– Comme c’est gentil à vous de rendre visite à un vieux cloporte comme moi
– Mais c’est normal, voyons et vous n’avez rien d’un vieux cloporte Monsieur Scribard ! Voici vos médicaments et vos courses.

Alors, il avait voulu me montrer toutes les bestioles qu’il collectionnait dans ses boites : des coléoptères de France, de Madagascar et du Cameroun, des araignées énormes, velues et noires, d’autres transparentes et minuscules, des papillons de toutes les tailles et de toutes les couleurs, des Morphos bleus, des européens jaunes, des papillons Monarques qui migrent chaque année du Canada au Mexique. Puis il m’avait dit :
– Et maintenant je vais vous présenter vos sœurs…
Mais il avait été pris d’un coup de fatigue juste au moment où il allait ouvrir la dernière boite, alors je lui conseillai de se reposer en lui disant que je reviendrais le lendemain vers treize heures.

Cette nuit là, j’ai fait des tas de rêves bizarroïdes : l’immeuble avait la forme d’une grosse ruche ; la porte de l’appartement du rez-de-chaussée (celui des Boulard) c’était une toile d’araignée, derrière laquelle était postée une énorme mygale avec la tête de Madame Boulard. Dans ses fils, deux pauvres bestioles se débattaient : un mille-pattes à tête de cochon et une grosse fourmi, sa mallette de docteur accrochée à une de ses pattes. Puis, je voyais l’ascenseur s’ouvrir et il en sortait une sauterelle à tête de caniche avec un cafard en laisse !
Sur la deuxième marche de l’escalier, un petit puceron, son cartable sur le dos, grignotait des miettes de cookies, quand tout à coup surgit une coccinelle vorace à tête de Colbèque qui le croqua tout cru !
Je me réveillai en sueur à quatre heures du matin.

Ce jour-là, j’ai pas fait mon hall, j’étais crevée et j’en avais rien à battre que la Colbèque râle, de toutes façons je lui ouvrirais pas, le livreur de Zalando était passé la veille pendant que j’étais au cinquième et j’avais trouvé mon colis devant la porte de ma loge.
Du coup, je passais la moitié de la matinée à réfléchir à la tenue super classe que je porterais pour retourner voir le vieux vers treize heures.
Evidemment, j’allais mettre mes nouveaux escarpins : verts comme mon vernis et ouverts au bout pour laisser dépasser mes orteils assortis. Et si je tentais le vert intégral ? Mon petit haut de la veille (il sentait un peu la sueur, mais ça exciterait le vieux), et ma jupe crayon vert printemps de chez H&M. Oui, ce serait top !
Apres le déjeuner, j’ai voulu monter discrètement au cinquième. Manque de bol, y avait le p’tit Boulard qui pleurnichait sur la troisième marche de l’escalier, la Colbèque qui hurlait après Bouclette parce que la pauv’bete avait pas pu se retenir avant d’arriver au caniveau, Nini la coiffeuse qui traitait la Colbèque de raciste anti-chien frisé, et le cochon du quatrième qui tentait un pinçage de fesse sur Nini voyant que Bouclette, la queue entre les pattes, était trop penaude pour penser à mordre. Il ne manquait que Madame Boulard, planquée derrière sa toile d’araignée, heu …, derrière son œilleton et bien sûr le vieux du cinquième, malade et le Docteur, au boulot comme d’hab.
Quand ils m’ont vue, ils ont tous arrêté de bouger et de parler, on se serait cru au musée Grévin. Même Bouclette avait plus envie de sortir. Moi, j’en ai profité pour monter les marches quatre à quatre (malgré la jupe crayon) avant que la Colbèque réalise qu’elle m’avait pas encore engueulée pour le hall.
Là haut, j’ai retrouvé le vieux Scribard, il était plus en forme que la veille, les médocs avaient dû commencer à agir. Il m’a dit :
– Mademoiselle Belette vous êtes le plus beau spécimen que j’ai jamais trouvé, approchez, approchez, venez voir vos sœurs.

Et là, j’ai vu les mantes. Il y en avait une dizaine. Chacune rangée dans son cercueil de carton. Il m’a expliqué : Voyez-vous, Mademoiselle Belette, les cinq petites, ce sont les mâles, ils sont plus minces aussi, et ont moins de caractère. Mais les reines, les magnifiques, celles qui vous ressemblent, ce sont ces cinq autres, les femelles. Admirez leur visage triangulaire et leurs yeux en amande comme les vôtres, leurs jambes longues qu’on appelle « ravisseuses » et leur sublime robe verte, ce sont les tigresses de l’herbe !

………………

Je m’appelle Pedro et j’ai vingt-quatre ans. Je porte des jeans et un tee-shirt blanc. J’aime tout le monde et je siffle toute la journée, une vraie cigale ! J’ai eu ce job dans un immeuble du quinzième, parce que l’ancienne concierge, Belette, elle a plus besoin de travailler. Elle s’est fait épouser par un vieux prof qui habitait au cinquième. Le soir de leur nuit de noce, personne a pu dormir dans l’immeuble, ça c’est Mademoiselle Colbèque, la vieille fille du deuxième étage, qui me l’a raconté, parce que moi, j’ai pris mes fonctions qu’une semaine après. Il parait que le jour du mariage, quand le drôle de couple est arrivé dans le hall, tous les résidents étaient là pour jeter des confettis. Même que c’est Mademoiselle Colbèque qui a balayé après, parce que Belette, c’était plus son travail. Les mariés, ils ont monté les cinq étages à pied parce que Belette, elle a la trouille de l’ascenseur, il parait que le vieux il a essayé de dire que ça serait trop dur pour lui mais qu’elle a répondu : Allez mon cloporte adoré, fais un p’tit effort pour ta tigresse de l’herbe !
Le Docteur Boulard, il a été choqué et Nini la coiffeuse aussi, parce que même sa Bouclette elle a droit à l’ascenseur. Mais ils ont rien osé dire, parce que la Belette, y a pas grand monde qui lui tient tête. La nuit, elle a poussé des cris de minuit à cinq heures du matin non-stop, même que Madame Boulard, la femme du docteur elle a dû mettre des boules Quies dans les oreilles de son fils pour pas qu’il pose des questions gênantes. Et puis le lendemain matin, Belette est descendue. Elle avait mis des lunettes de soleil vertes assorties à sa tenue, ça c’est Nini qui me l’a dit. Elle s’est approchée de la loge, et elle a épinglé un mot sur la porte :

J’ai l’immense tristesse de vous annoncer le décès de mon cher époux Léon Sribard, mort dans son sommeil à l’aube du 26 avril 2017, Belette Scribard

Le Docteur Boulard est monté au cinquième dans la matinée et il a confirmé le décès. Arrêt cardiaque. Depuis, il adresse plus la parole à la Belette. D’ailleurs, y a guère que moi qui lui parle, même si elle me reproche souvent que le hall est pas impeccable. Mais dans le fond, je crois que je lui plais bien et je me dis que ça pourrait être une super combine pour moi, parce que Belette Scribard, c’est une veuve pleine aux as !

MH

Petite questionnette: Et vous, comment est l’ambiance dans votre immeuble ?

Mon texte a inspiré Ann EL qui l’a magnifiquement illustré par le dessin ci dessus. Vous pouvez d’ailleurs découvrir toutes ses œuvres sur:  https://annelsprayetdentelle.com

 

13 commentaires sur “La tigresse de l’immeuble

  1. J’ai adoré ta Belette ! Belle observation !
    C’est vrai qu’il doit s’en passer des choses, dans les montées d’immeubles…
    Chez moi, rien de tout ça, je suis à l’allée 19 et les gardiens au 18 😆
    Je suis sauvage et je ne connais pas trop mes voisins 🙄
    Mais quand même, je te rassure, il y a bien des petites histoires qui circulent et je suis bien consciente que je ne suis pas épargnée 😆
    Bon weekend et gros bisous d’O.

    Aimé par 1 personne

    1. Contente que tu te sois amusée à lire « Belette » C’est un texte que j’ai remis « à la Une » car lorsque je l’avais posté la première fois, je n’avais encore que très peu d’abonnés, c’était au tout début de mes marinades.

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      1. Oh, merci Soene, c’est très gentil ! Essayer d’être publiée, je ne m’en sens pas capable, et puis les gens lisent de moins en moins et encore moins des nouvelles !! La satisfaction de voir mes abonnés apprécier mes textes me suffit 😉

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      2. Le marché des livres pour enfants est en plein boum et avec les illustrations, ce serait top.
        Mais c’est vrai que se faire publier c’est parfois un parcours du combattant…
        Belle semaine et gros bisous

        Aimé par 1 personne

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