Trois portraits chinois et variés

Veg-Anne n’a jamais été grasse, elle éclot dés l’aurore et va gambader dans la rosée de son potager, aussi légère qu’une scarole. Ce n’est pas une couche-tard non plus, elle ne tient pas à flétrir, d’ailleurs, elle ne boit que de l’eau pleine de sels minéraux. Quand je déjeune dans sa serre, j’admire ses mains diaphanes comme le céleri rémoulade et ses jolies pommettes aussi roses que ses radis croque-au-sel. Parfumée comme une carotte râpée à la menthe fraîche, elle embaume nos tête-à-tête, et la fraîcheur de sa conversation a le charme du concombre en rondelles. Les sujets d’actualité lui donnent des aigreurs, elle préfère parler vinaigrette, sauce tartare et aromates. Il y a un mois, j’ai osé lui avouer mes tendres sentiments, mais elle est devenue rouge comme une tomate cerise ! J’ai tout de même insisté, je lui ai ouvert mon cœur d’artichaut et j’ai plaidé ma cause (il faut dire que je suis avocat) mais elle a viré couleur betterave ! Je crois qu’elle n’a pas apprécié la crudité de mes propos… Depuis ce jour, nous ne nous voyons plus, mais je lui fais livrer chaque dimanche des petits bouquets de choux-fleurs, je crois qu’elle préfère ça à mes salades !

Monsieur Berger est bien brave. Il garde consciencieusement l’immeuble et se trémousse quand on le salue. Jamais il ne grogne, mais son gros nez plissé suffit à refouler les intrus. Chaque matin il rapporte le courrier. Quand l’évier fuit dans la cuisine ou qu’il faut changer un fusible, il n’y a qu’à le siffler et il rapplique illico. De ses gros doigts patauds, il répare toutes les pannes et ses bons yeux vous couvent de toute leur reconnaissance quand vous le remerciez. Parfois, Monsieur Berger tombe amoureux, le mois dernier il bavait devant la demoiselle du cinquième et il se mettait à l’arrêt quand elle passait devant sa loge ! Mais Monsieur Berger reste fidèle, jamais il ne trompera Madame Berger qui lui a quand même fait quatre petits ! A la saison des grandes vacances, il suffit de caresser Monsieur Berger dans le sens du poil si vous voulez qu’il arrose vos plantes ou vous fasse suivre le journal ; et au moment des étrennes vous aurez un plaisir fou à le voir frétiller en acceptant votre petit billet !

Charlot se traîne sur le trottoir comme un vieux chariot de mémère. Dans son pardessus à carreaux il progresse, lourd et bringuebalant, pas à pas. Ses tristes pensées et ses souvenirs anciens débordent comme des poireaux fanés et des laitues fripées. Il revoit Marie-Jeanne quand elle avait vingt ans et qu’ils étaient tout juste mariés. Son chagrin pèse plus lourd qu’un sac de pommes de terre, plus lourd que cette terre qui recouvre le cercueil de Marie-Jeanne… Charlot voudrait la retrouver. Son pardessus d’un autre temps détone parmi les manteaux colorés des passants. Tout le monde est plus jeune que lui maintenant, Charlot a 95 ans, il ne croise plus jamais personne de sa génération. Ses jambes grincent et son armature craque, il n’a plus envie d’avancer, aucune main n’est là pour le soutenir ni le traîner. Charlot s’écroule sur le trottoir, ses souvenirs anciens s’éparpillent dans le caniveau comme des légumes périmés…  

15 commentaires sur “Trois portraits chinois et variés

  1. Bon jour,
    J’aime beaucoup ces trois portraits bien construits. Les deux premiers sont légers avec des chutes sympas surtout la deuxième m’a bien fait sourire tandis que la troisième claque durement…
    Max-Louis

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  2. Hello M-H
    Quels délices !
    Ma préférence va à Veg-Anne 😆
    Mais ta demoiselle n’est pas si légère que ça, une scarole c’est gros et lourd 😆
    Tu aurais dû plutôt penser à de la doucette 😉
    Je plaisante !
    J’aime bien M. Berger aussi, un vrai gardien d’immeuble 😆
    Quant à Charlot, et bien, ma foi, 95 ans c’est un bel âge pour mourir 🙄
    Je me suis régalée !
    Bonne semaine
    Gros bisous

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  3. 3 textes aux tonalités différentes, j’ai beaucoup aimé « la crudité » des propos, et la tristesse qui se dégage du dernier portrait. Un plaisir de revenir lire par ici, belle journée à toi, Sabrina.

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