Eugénie de la Vallière

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Un jour comme tous les autres, Eugénie de la Vallière ouvrit les yeux ; pourtant, ce matin là, son servile valet de chambre ne lui avait point encore apporté le petit déjeuner. Comment allait-elle poser ses délicats orteils sur le sol glacé du manoir, puisque Fidèle n’était pas là pour l’aider à enfiler ses poulaines molletonnées ? Catastrophe ! Elle eut beau tirer avec rage le cordon-sonnette qui pendait à coté de son lit, ce diable de domestique n’apparaissait toujours pas.

Elle décida enfin de se lever et de chausser ses poulaines toute seule, quand un vacarme épouvantable provenant du rez-de-chaussée la fit sursauter. Des rires gras, des cris, des jurons et d’infâmes bruissements corporels montaient du salon jusqu’à ses oreilles.
C’est avec l’élégance racée d’une dame de son rang qu’elle revêtit sa robe d’intérieur écarlate parfaitement assortie à ses joues rougies par la rage.

Alors qu’elle descendait l’escalier de chêne, elle distinguait de mieux en mieux certains mots au milieu du brouhaha : « Saleté…  » « La trainer dans le ruisseau…  » « On aura sa peau… »
Eugénie de la Vallière attendit quelques secondes devant la lourde porte du salon, prit son élan et l’ouvrit à grand fracas par la seule force de sa main gantée de rouge.
Là, elle fut confrontée à la foule la plus abjecte qu’elle ait jamais vue : des femmes de chambre aux arrière-trains rebondis se faisaient peloter par de gros métayers en rut, pendant que des fermières aux avant-scènes balconnées jetaient des œufs sur les portraits de ses illustres aïeuls. Au milieu de ce chaos, Fidèle régnait, servant avec largesse les vins les plus valeureux de la cave.
L’intrusion d’Eugénie mit fin à cette bacchanale et pendant quelques instants, la maitresse des lieux fit face au reste du monde … on aurait pu entendre un hanneton voler… Quand tout à coup, l’aristocrate rompit le silence pesant et se dirigea avec assurance vers le fond de la pièce. Instinctivement, les rustres s’effacèrent sur le passage de sa cuisse fuselée, visible à chacun de ses pas par la fente de sa robe rouge-sang.
Quand elle atteignit enfin le gramophone conçu pour elle par un inventeur de génie et posé sur la console de marbre, Eugénie choisit un disque de fox trot très avant-gardiste, fit volte face, et se lança dans une danse époustouflante devant l’assemblée médusée.
A la fin de son numéro de folie, tous se prosternèrent à ses pieds; alors, d’un coup de poulaine bien senti, elle repoussa la plèbe remonta dans sa chambre, se déchaussa, se dévêtit, se recoucha, ferma les yeux, les rouvrit, actionna le cordon-sonnette et dégusta le petit déjeuner que Fidèle venait de lui apporter en rampant.

MH

Petite questionnette: Et vous,  avez-vous déjà cloué le bec à une assemblée par votre audace? 

11 commentaires sur “Eugénie de la Vallière

  1. On se croirait vraiment à cette époque… C’est si bien raconté.
    C’est bien que l’héroïne ait pu trouver cette audacieuse idée de danser…
    Quant à moi, il est vrai que je suis devenue beaucoup plus audacieuse qu’autrefois….
    Et ça me plaît qui plus est ! Ça peut même faire enrager certaines où certains… Mais comme on dit : on a qu’une vie !
    Gros bisous Marie-Hélene 💕💕

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  2. En effet, quelques anachronismes mais c’est ce qui fait le charme de l’histoire de la femme aux poulaines, qui danse le fox-trot 🙂 Comme d’habitude, j’aime bien te lire. Une imagination débordante et des contrastes étonnants.
    Pour ta question, je ne sais pas si « clouer le bec » est le terme exact en ce qui me concerne, mais je ne suis pas de nature à m’en laisser conter et ne me gêne jamais de dire ou d’agir quand il me semble que quelque chose doit être dit ou fait. Mais j’essaie toujours de le faire avec humour et sourire, sauf si il faut remettre les choses à leurs places.
    Biz et à bientôt !

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